socrates

        Socrate (469-399 v C)
Qui était Socrate et qu’a-t-il fait ?

 

En somme, la réponse à cette question est : nous ne savons pas vraiment. Les spécialistes de Socrate ont des interprétations différentes ! Peu importe ce que l’on qualifie de « socratique » ou pas ? Tout de même. Il suffit qu’un participant plus attentif vous demande : « Pourquoi cherchons-nous un consensus ? Socrate ne le faisait pas non plus pourtant ? ». En tant qu’animateur, vous devez avoir une réponse à cette question, peu importe que vous la révéliez à ce moment-là ou pas.
Vous trouverez, ici, notre interprétation de l’identité de Socrate et de son œuvre. Vous avez probablement eu droit, à l’école secondaire, à l’interprétation « lourde », selon laquelle Socrate cherchait la « vérité », contrairement aux Sophistes. Dans cet article, nous plaidons en faveur d’une interprétation plus « légère » du travail de Socrate ii. Nous nous basons sur la conception selon laquelle nous n’en savons pas tant sur l’œuvre de Socrate ni à quoi elle sert. Une chose est sûre, il a poussé les gens à la réflexion, pas systématique certes, mais d’une manière très audacieuse. Le but recherché n’était pas de trouver LA vérité mais de faire de ses interlocuteurs de meilleurs investigateurs. C’est également de cette manière que les participants au dialogue socratique l’expérimentent aujourd’hui. Il arrive rarement, voire jamais, qu’ils repartent chez eux satisfaits d’avoir trouvé plus de vérité. Non, ils disent que cela a fortement ébranlé leur façon de penser et leurs conceptions, ce qui les a amenés à devenir de meilleurs penseurs.

Socrate avait-il une méthode ?

 

Vous l’avez deviné : la réponse à cette question est une fois de plus ambiguë. Selon certaines études, il faisait à chaque fois quelque chose de différent et on ne peut dès lors pas parler de LA méthode iv. D’autres affirment qu’il existe bien une approche pédagogique cohérente v. Selon nous, on ne retrouve aucune méthode formelle détaillée claire dans tous les dialogues de Platon. Néanmoins, quelques mouvements sont récurrents.
Le premier est le mouvement « destructeur » de « l’elenchus », généralement traduit par « examen » ou « honte ». Socrate faisait honte à ses interlocuteurs en leur démontrant l’incohérence des prémisses de leur raisonnement. En donnant un contre-exemple, il leur démontrait qu’ils s’étaient basés sur des « endoxa », des opinions courantes, qui ne sont pas réfléchies. Ainsi, Calliclès prétend, dans le Gorgias, que le plaisir est différent du bonheur. Après le questionnement de Socrate, il prétend que les deux notions sont identiques. Lorsque Socrate le confronte à cela, il en devient confus. C’est ce que nous appelons une aporie (« aporia »), c’est-à-dire l’étonnement, la confusion qui apparaît à la fin de ce genre de mouvement « élenctique ». Ménon s’exprime sur cette expérience après avoir été interrogé par Socrate sur la vertu vi :

J’avais déjà ouï dire, Socrate, avant que de converser avec toi, que tu ne savais autre chose que douter toi-même, et jeter les autres dans le doute. Et je vois à présent que tu me fascines l’esprit par tes charmes et tes maléfices, enfin que tu m’as comme enchanté, de manière que je suis tout rempli de doutes… Je suis véritablement engourdi d’esprit et de corps. Je ne sais que te répondre. Cependant j’ai discouru mille fois au long sur la vertu devant beaucoup de personnes, et fort bien, à ce qu’il me paraissait. Mais à ce moment je ne puis pas seulement dire ce que c’est.
Le résultat de l’elenchus est donc l‘expérience de « perplexité » vii. L’interlocuteur est « étonné » d’être autant dans le doute. Cette expérience génère une curiosité de comprendre ce qu’il en est. Socrate incite souvent ses interlocuteurs à chercher « ensemble » une meilleure connaissance ou vérité.
Dans cette quête de vérité, il se livre presque toujours à des interventions « protreptiques » (littéralement : discours pour exhorter). Il s’agit d’interventions (in)directes de Socrate visant à convaincre l’interlocuteur d’une autre signification, plus réfléchie, des notions qu’il utilise. C’est l’élément « constructif » de sa « méthode ». Avec ses interventions « protreptiques », Socrate veut influencer ses interlocuteurs, d’un point de vue moral et psychologique viii. Moralement, il veut convaincre son interlocuteur qu’il doit « mieux s’occuper de l’esprit » (epimeleia tès psychès) ix. Dans des termes actuels, Socrate entend par cette « vie dédiée à prendre soin de l’esprit » une vie qui n’est pas axée sur le gain d’argent et la poursuite de l’honneur mais plutôt la quête de la vérité et de la sagesse. Autrement dit, Socrate veut faire de ses interlocuteurs des personnes « plus sages et plus réfléchies », des personnes qui choisissent la « vie examinée ». Dans l’Apologie, il parle même en ces termes :

(…) je ne cesserai de philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous que je rencontrerai. Et je lui dirai comme j’ai coutume de le faire : « Quoi ! Cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! Et si quelqu’un de vous conteste, s’il affirme qu’il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m’en aller immédiatement : non, je l’interrogerai, je l’examinerai, je discuterai à fond x.

Cet objectif moral explique aussi pourquoi Socrate ne se contente pas seulement de mots. Il s’agit de « logos et ergon », des mots et des gestes. Il veut que ses partenaires deviennent réellement de meilleures personnes, plus réfléchies.

La mise en scène dramatique de Platon nous montre également un Socrate solide comme un roc, sur le plan psychologique. Chez Platon, son activité philosophique est indissociable d’une forte composante psychologique. Dans la phase destructrice, il est indéniable que l’expérience des apories se rapporte à ses interlocuteurs. Socrate fait en sorte qu’Alcibiade se mette à pleurer, qu’Euthydème s’enfuie après avoir été anéanti psychologiquement, etc. Pourquoi fait-il cela ? Quel est le but de ce « sentiment de honte » ? Il apparaît ici clairement qu’il n’est pas juste un « accoucheur » de pensées, qui considère que tout ce que l’autre dit est bien. Non, il cherche à atteindre un but. Et il le fait avec ruse. Après la désastreuse expérience de l’elenchus, il fait passer la pilule par une thérapie « à la tête du client ». Il joue sur les sensibilités individuelles de ses interlocuteurs. Par exemple, il utilise la flatterie dans Phèdre, fait l’inverse chez Alcibiade, rappelle aux généraux Nicias et Lachès leur courage et leur compétence, etc. Ces moyens rhétoriques ont pour but de plaire à l’interlocuteur.  Socrate « reformate », pour ainsi dire, la pensée et la langue de ses interlocuteurs en s’y immisçant minutieusement. Grâce à des stratégies communicationnelles individualisées réfléchies, dans lesquelles il brise la résistance, il encercle son interlocuteur jusqu’à atteindre la saturation philosophique xi.

Si on lit bien chez Platon, il tient du miracle que Socrate ait vécu si longtemps et qu’il n’ait pas été tué plus tôt par l’un ou l’autre de ses interlocuteurs ! Pourquoi ne laisse-t-il pas ces personnes tranquilles ? Pourquoi s’acharne-t-il ainsi à chaque fois ? Qu’est-ce qui anime cet homme ? Une chose est sûre, il n’est absolument pas intéressé par le « blabla » quotidien. Il se dévoue corps et âme, il se jette à corps perdu dans la lutte et il va jusqu’au bout. Et il attend un dévouement tout aussi profond de la part de ses interlocuteurs ! Il les modèle tels qu’il les veut : francs en paroles et intègres en caractère. Il les façonne à son image ! Pourquoi ? Pas parce que c’est un grand narcissique. Son but est plus noble que se créer des admirateurs. Il est convaincu que joindre les actes à la parole est la seule manière d’être heureux (eudaimonia) xii. Lachès, le général qui hésite encore au début du dialogue à être interrogé par Socrate, dit à ce propos xiii :

Lorsque j’entends parler de la vertu ou de la science à un homme digne en effet d’être homme, et qui sait se tenir à la hauteur de ses discours, alors c’est pour moi un charme inexprimable, quand je songe que celui qui parle, et les propos qu’il tient, sont entre eux dans une convenance et une harmonie parfaite (…) Mais celui qui fait tout le contraire, plus il parle bien, plus il m’est insupportable, et alors il semble que je déteste les discours.
Dans des passages comme celui-ci, Platon montre que cette intégrité socratique est son principal moyen de « marketing » et de persuasion. Ses « clients » se laissent volontairement interroger et convaincre d’une nouvelle voie à suivre, simplement par sa cohérence morale et psychologique xiv.

Qu’est-ce que cela signifie pour un animateur à l’heure actuelle ?

 

Quelles conséquences la lecture de cette « méthode » socratique a-t-elle, aujourd’hui, pour les animateurs d’un dialogue socratique ?

  1. Nulle part dans les textes, Socrate ne donne à ses interlocuteurs la feuille de route qui décrit les tenants et les aboutissants de sa méthode ! Pour la simple raison que ce genre de méthode toute faite n’existe pas. Animer un dialogue socratique relève donc, dès le départ, d’un véritable travail d’orfèvre. Cela ne s’apprend donc pas simplement en appliquant un modèle mais en lisant/regardant ce qu’il se passe dans ce type de dialogue afin d’en identifier quelques gestes et principes typiques. Ensuite, le tout est de reproduire ces gestes socratiques avec un style et une pratique d’animation qui vous sont propres xv.
  2. En tant qu’animateur, vous devrez trouver vous-même une réponse au but ultime de votre pratique d’animation. En d’autres termes, vous devrez vous poser la question de savoir pourquoi vous faites ce que vous le faites, ce qu’il y a de vertueux là-dedans et si cela vous rend plus heureux. En ce qui nous concerne, à l’instar de Socrate, nous pensons qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. La vie heureuse réside dans l’activité même de la philosophie.
  3. Quand un participant vous pousse à résumer quel est le but de la méthode, etc. vous devez lui résister ! En effet, il ne s’agit pas de dire ce que vous faites mais de le montrer !
  4. Les aspects psychologiques du travail de groupe découlent de la philosophie. Vous pouvez donc « encercler » psychologiquement un participant, comme le fait Socrate, mais uniquement si vous pouvez le légitimer en fonction du progrès de l’examen philosophique. Le travail de « formatage » de l’animateur n’a pas pour but de convaincre un individu de reconsidérer « la belle vie » comme chez Socrate. En tant qu’animateur, vous modelez vos apprenants de manière telle qu’ils exercent leurs talents à pouvoir mener un bon examen philosophique ensemble. Et cela se passe aussi « à la tête du client ». Pour ce faire, il vous faut faire preuve de perspicacité pour comprendre la manière dont chaque individu fonctionne sur le plan psychologique. La grande différence avec Socrate est que l’approche individuelle de l’apprenant est au service du fonctionnement dans le groupe. Ce n’est pas l’animateur qui décide du contenu de l’examen philosophique mais bien le groupe.
 Socrate connaissait-il seulement la réponse à ses questions ?

 

Une des citations les plus populaires de Socrate est « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », tirée d’un célèbre passage dans l’Apologie. Comment concilier cette « incertitude » avec le rôle de meneur de contenu que nous venons d’évoquer ? On retrouve cette ambiguïté dans plusieurs passages de Platon. Le plus frappant est un passage de Gorgias, dans lequel Socrate affirme, à la fois, avoir les meilleurs arguments (« de fer et de diamant ») pour ce qu’il avance et ne pas connaître la vérité xvi :

Ces vérités qui nous sont apparues plus haut dans nos précédents discours, comme je le soutiens, sont attachées et liées, si je puis employer cette expression hardie, par des raisons de fer et de diamant, du moins à ce qu’il me semble. Si tu ne parviens pas à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux que toi, il n’est pas possible de tenir un autre langage que le mien, si l’on veut être dans le vrai. Pour moi, en effet, je répète toujours la même chose, que j’ignore ce qui en est (…). J’affirme donc encore une fois que les choses sont ainsi (…)

Socrate ne savait-il vraiment rien des sujets dont il parlait avec ses amis ou faisait-il semblant ? Plusieurs spécialistes de Platon ont étudié cette question de la « docta ignorantia » et les interprétations, à ce sujet, divergent à nouveau. Nous ne savons pas avec certitude si c’est là une stratégie pédagogique parce qu’il veut laisser une opportunité pour de meilleures réponses, plus justes que les siennes, ou parce qu’il veut faire une distinction entre connaissance et sagesse xvii. Déjà en 1926, Leonard Nelson soulignait à ce sujet : « les points de vue sur Socrate sont plus incertains et plus divisés que jamais » xviii. Depuis lors, cela ne fait qu’empirer.

Qu’est-ce que cela signifie pour un animateur à l’heure actuelle?

 

Cette lecture ne légitime pas le « dogme de non intervention » qui était, et est toujours, utilisé à l’école allemande de la méthode socratique. Selon ce « dogme », l’animateur ne peut pas contribuer au dialogue, et pas uniquement sur le fond. Il doit également limiter au maximum son rôle de meneur, comme s’il était « absent ». L’ambiguïté relative à la docta ignorantia de Socrate a d’autres conséquences pour la pratique d’animation actuelle :

  1. L’animateur ne doit rien savoir du sujet du dialogue. Il n’a besoin d’aucune connaissance sur le sujet, peu importe qu’il en ait ou pas. Toutefois, toute expérience, qu’elle soit philosophique ou autre, lui permet d’identifier des positions de fond dans le dialogue. Vous taisez ces connaissances pendant le dialogue mais, en tant qu’accompagnateur, elles vous permettent de :
    • Poser des questions plus pointues
    • Comparer les positions de manière plus pointue
    • Indiquer éventuellement la problématique, dans des textes sur le dialogue, sur la base de la littérature philosophique à ce sujet.
  2. La règle d’or d’un DS est que, lors d’un examen philosophique, il faut, à chaque fois, vérifier quelle intervention favorise l’examen commun ou pas. Si un participant demande explicitement votre point de vue ou votre vision sur la question « en tant qu’animateur », vous pouvez répondre en lui demandant pourquoi il pense que votre conception aurait plus de valeur, sur le fond, que celle des autres participants. Comme nous ne le savons pas à l’avance, il n’y a pas de raison de révéler ni de taire ce point de vue. Il y a une autre raison pour laquelle il vaut mieux garder votre avis pour vous : vous risquez, en effet, de tomber dans un tout autre rôle que celui de facilitateur. En effet, qui facilitera le dialogue si votre conception pose problèmes aux participants ?
  3. L’ignorance de l’animateur se concentre surtout sur la signification des notions que les participants utilisent de facto. L’animateur montre cette ignorance en fronçant les sourcils, en demandant « comment ça ? » ou en demandant des précisions, un exemple concret, etc. Par exemple, plus quelqu’un affirme « Nous sommes tous d’accord », plus il est évident que l’animateur peut faire remarquer qu’il ne comprend pas et qu’il faut le lui démonter. Cette position est sincère (en effet, nous ne savons pas ce que veut dire la personne) et a également un effet pédagogique : elle ralentit le dialogue des participants qui partent du principe qu’ils comprennent ce que l’autre dit sans vraiment en être certains.
Socrate cherchait-il la vérité?

 

Dans plusieurs passages, Socrate justifie lui-même ce qu’il fait avec ses interlocuteurs en disant qu’il cherche la vérité avec eux. Dans le Gorgias, il affirme xix :

Je vais donc vous exposer ce que j’en pense, et, si quelqu’un de vous trouve que je me fais des concessions erronées, qu’il me reprenne et me réfute. Aussi bien je ne parle pas comme un homme sûr de ce qu’il dit, mais je cherche de concert avec vous (…).
Peut-on en déduire l’opinion populaire que Socrate, contrairement aux Sophistes, cherchait la vérité (alètheia) et ne restait pas uniquement sur les opinions populaires (doxa) ? Si c’est vrai, sa méthode serait également une méthode permettant de trouver la vérité xx. Et si tel était le cas, on devrait alors trouver au moins un dialogue, chez Platon, où ça marche, où il y a plus de vérité à la fin du dialogue qu’au début !

Hélas, on ne trouve ça nulle part ! Tout au plus, on ne trouve qu’une avancée dans la quête de vérité xxi.
Si c’est le cas, si Socrate ne trouve aucune vérité de facto, quelle est alors la fonction de l’elenchus ? Il réfute ici pourtant les prémisses d’autres en se basant sur des incohérences ? Cela signifie-t-il que des prémisses plus cohérentes mènent à la vérité ? Ici encore, nous ne trouvons aucun élément dans les textes de Platon permettant d’étayer cela. Socrate démontre à plusieurs interlocuteurs qu’ils ont tort. Nous ne parvenons toutefois pas à savoir pourquoi ils ont tort xxii. Ce n’est donc pas la vérité que Socrate met à l’épreuve mais la cohérence logique. Cette mise en scène nous pousse à croire que le travail de réfutation ne vise qu’à mieux méditer sur l’intention et à explorer la vérité. Le but de Socrate serait ici de susciter (à nouveau) la curiosité philosophique et non de trouver la vérité même.

Selon l’autre mouvance des interprétations, ce que nous avons précédemment appelé l’interprétation « lourde », Socrate n’est pas une personne ignorante mais bien quelqu’un qui possède de solides connaissances sur les sujets qu’il aborde. Socrate est celui qui, dans l’obscurité, permet à ses interlocuteurs de sortir de l’ombre de la doxa, des conceptions quotidiennes pour les conduire vers la lumière de l’alètheia, la vérité. Selon cette vision, Socrate n’a certes pas trouvé LA vérité mais la méthode socratique en est toutefois capable.  Nous pouvons situer Leonard Nelson et ses adeptes allemands dans cette mouvance. Selon Nelson, adepte du néo-kantisme, la méthode socratique, si elle est correctement exécutée, peut même être source d’enseignement en ce qui concerne les structures mêmes de la connaissance ! La solution miracle est ici « l’abstraction régressive ». Selon Nelson, la méthode socratique permet de « réinterroger », en partant des jugements d’expérience, sur les suppositions et hypothèses qui sous-tendent à ces jugements. Cela peut se faire à l’aide de l’examen commun mais en principe, on peut également le faire tout seul, « comme un dialogue de l’âme avec elle-même ». On remarque ici que le produit, la connaissance des Formes de la raison, constitue l’élément central. La méthode n’est qu’un moyen d’atteindre ce but. Le dialogue n’est pas un but en soi.
Chez Heckmann, son élève, le dialogue socratique, en tant que dialogue, est revalorisé comme la pratique (« praxis ») de la philosophie même. L’objectif ambitieux de parvenir à la compréhension des principes de la raison, via la fameuse « abstraction régressive », est toutefois maintenu. Cette « abstraction régressive » implique que les participants, en partant de jugements d’expérience concrets, se « réinterrogent » sur les hypothèses et principes qui se cachent derrière ces jugements. Les participants à un dialogue socratique pourraient avoir une meilleure compréhension de ces principes, grâce à la recherche du « sentiment de vérité » xxiii.

Ces objectifs idéalistes du dialogue socratique se retrouvent également dans l’œuvre de Jos Kessels. Cela nous permettrait d’avoir une meilleure compréhension des suppositions et des hypothèses qui constituent de facto la base de notre comportement.

Peut-être froncez-vous les sourcils à la lecture de ces objectifs complexes du dialogue socratique. C’est tout à fait justifié. C’est, en effet, un idéal académique de poids qui, selon nous, ne s’est (malheureusement ?) encore jamais produit en pratique.
On ne trouve donc pas LA vérité dans le dialogue socratique mais bien plus de réflexion. On a, par exemple, une meilleure idée des prémisses majeures, qui sont passées sous silence dans le raisonnement quotidien. Il faut néanmoins, à chaque fois, réexaminer leur véracité ou leur validité. Dans ce contexte, l’examen s’oriente bien vers plus de vérité.  Aussi longtemps qu’un membre du groupe (ou en dehors) verra les choses autrement, il nous restera du pain sur la planche. Le rôle de l’animateur du dialogue est alors de stimuler cet examen, en adoptant une attitude critique. De ce point de vue, le dialogue socratique (et la philosophie de manière générale) constitue un pont entre le relativisme (« tout le monde détient sa propre vérité ») et l’absolutisme ou le fondamentalisme (« moi seul détient la vérité »). C’est bien plus qu’un exercice philosophique. C’est une passion à vie xxiv.

  1. Je remercie mon collègue, Hans Bolten, pour son aide dans la réalisation de ce texte.
  2. Nous nous sommes inspirés de Reich, R. (1998). ‘Confusion about the Socratic Method : Socratic Paradoxes and contemporary Invocations of Socrates’. In Philosophy of Education, 68-78.
  3. Nous nous limitons, dans ce paragraphe, inévitablement aux aspects de Platon qui sont pertinents pour la pratique de l’ L’étude académique de Socrate est délibérément maintenue au strict minimum pour pouvoir se focaliser sur la pertinence pour l’animateur, à l’heure actuelle.
  4. Voir, entre autres, Hansen, D. (1988). « Was Socrates a ‘Socratic Teacher’? » Educational Theory, 38, n°2.
  5. Le plus connu est Vlastos, G. (1991) Socrates : Ironist and Moral philosopher. Ithaca, New York: Cornell University Press.
  6. Plato (1999). Meno. Traduction Xaveer de Win. Kapellen : Pelckmans (en néerlandais) (Victor Cousin en français)
  7. Voir pour cette interprétation: Matthews, G. (2002) Socratic perplexity and the nature of philosophy. Oxford : Oxford University Press.
  8. Nous suivons ici l’interprétation de Rebecca Cain. Voir Bensen Cain, R. (2007). The Socratic Method. Plato’s use of Philosophical Drama. Cambridge : C.U.P.
  9. Est également appelée « thérapie de l’âme » (therapeuesthai de tèn psychèn). Voir par exemple Charmide, 157a4 et Lachès, 185e3-4.
  10. Plato (1999). Apologie, 29d-e
  11. Voir Rossetti, L. (2011). Le dialogue socratique. Paris: Encre Marine, p.232-236.
  12. Socrate croit que c’est dans la nature de l’âme de chercher le bien. Il part du principe que nul n’est méchant volontairement, en d’autres termes, que le bon jugement amène une vie vertueuse, voir Vasiliou, Iakovos (2008). Aiming at virtue in Plato. Cambridge : CUP.
  13. Plato (1999). Laches, 188 c-e
  14. Caen, R. (2007), p.29-31.
  15. C’est également l’approche adoptée par la formation d’animateur en dialogue socratique, que nous organisons chaque année.
  16. Plato, Gorgias, 508e-509a, traduction Xaveer de Win, 1999 (en néerlandais) (Émile Chambery en français).
  17. Voir, entre autres, Versenyi, L. (1979). Ironist and Moral Philosopher. Ithaca, New York : Cornell University Press. Et Vlastos, G. (1995). Socratic Studies. Cambridge : CUP.
  18. Nelson, L. (1949). Socratic Method and Critical Philosophy. New Haven : Yale University Press, p.4.
    Plato, Gorgias, 506a, traduction De Win, 1999 (néerlandais) (Émile Chambery en français).
  19. C’est en tout cas ce que pensait Versenyi. Selon lui, Socrate avais pour objectif la vérité et c’est également ce que visait sa mé Voir Versenyi, L. (1979), p.74.
  20. C’est ce que dit Socrate à la fin de Gorgias : « Je ne prétends pas avoir des connaissances, je cherche de concert avec vous », Gorgias, 506a
  21. Cela correspond à l’interprétation de Robinson, R. (1971), Elenchus, Vlastos, G. (1971). Philosophy of Socrates. Indiana : University of Notre Dame Press, p.90-91.
  22. Nelson continue de faire face au même problème que Socrate : le principe selon lequel il s’agit des hypothèses, reste descriptif par nature. Il n’échappe, par exemple, pas à la signification de « légitimation » pour les participants et n’apporte donc pas de réponse à la question de savoir ce qu’est réellement la légitimation et s’il est judicieux de la réglementer. À partir du moment où les participants ne doutent plus des résultats et que l’examen ne peut pas être mené plus loin, en vue d’hypothèses davantage sous-jacentes, Nelson affirme que la vérité a tout de même été trouvée avec une évidence intuitive. Sans argumenter davantage d’un point de vue philosophique, il est question ici, selon lui, de vérité grâce à la « confiance en Soi de la Raison ». Selon ce principe, chaque personne fait confiance à la raison de son esprit, à sa capacité à participer à la vérité. Voir Birnbacher, D. Sokratische Gespräch –
  23. Möglichkeiten in philosophischer und pädagogischer Praxis, Frankfurt am Main, Dipa, 1999, p.17-20.
  24. Voir à ce sujet Van Rossem, K. (2001) « Voortdurend begeren. Filosofie, filosoferen en het socratisch gesprek », Filosofie 11, n°2,
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